• L'ivresse verbale - Rémy de Gourmont

     Les mots m'ont donné peut-être de plus nombreuses joies que les idées, et de plus décisives ; — joies prosternantes parfois, comme d'un Boër qui, paissant ses moutons, trouverait une émeraude pointant son sourire vert dans les rocailles du sol ; — joies aussi d'émotion enfantine, de fillette qui fait joujou avec les diamants de sa mère, d'un fol qui se grise au son des ferlins clos en son hochet : — car le mot n'est qu'un mot ; je le sais, et que l'idée n'est qu'une image.

    Ce rien, le mot, est pourtant le substratum de toute pensée ; il en est la nécessité ; il en est aussi la forme, et la couleur, et l'odeur ; il en est le véhicule : et bai ou rubican, isabelle ou aubère, pie ou rouan, ardoise ou jayet, doré ou vineux, cerise ou mille-fleurs, zèbre ou zain, le front étoilé ou listé, peint de tigrures ou de balzanes, de marbrures ou de neigeures, — le mot est le dada qu'enfourche la pensée.

    Mais ce n'est pas pour cela que j'aime les mots : je les aime en eux-mêmes, pour leur esthétique personnelle, dont la rareté est un des éléments ; la sonorité en est un autre. Le mot a encore une forme déterminée par les consonnes ; un parfum, mais difficilement perçu, vu l'infirmité de nos sens imaginatifs.

    Si complexe que soit l'impression que donne un mot, elle est subie néanmoins en bloc, et il en est des vains vocables comme des vaines femmes, ils plaisent ou déplaisent : le pourquoi ne se trouve qu'au retour à l'état d'indifférence.

    Des mots exquis peuvent signifier des choses laides et sales, ce qui prouve bien que leur charme est indépendant du sens que le hasard et l'articulation leur ont départis. Amaurose : cela ne semble-t-il pas, tout d'abord, un mot d'amour ? Et quel poëte, en même temps que les lauroses et les lorioses ne voudrait cueillir pour ses vers les couperoses et les madaroses ?

    Savoir la signification des mots est souvent attristant : la pompe des sedors s'éteint sous l'eau où on les traîne, et les erminettes fraîches comme des joues de petite fille s'ébrèchent en les entailles, et se rouillent de la sueur du charpentier.

    Aussi les mots que j'adore et que je collectionne comme des joyaux sont ceux dont le sens m'est fermé, ou presque, les mots imprécis, les syllabes de rêve, les marjolaines et les milloraines, fleurs jamais vues, fuyantes fées qui ne hantent que les chansons de nourrices.

    O princesses d'antan glorifiées de menu-vair, est-ce d'émaux ou de fourrures, et voulut-on alléguer votre robe ou votre blason ?

    Si la jaune chélidoine a fleuri, en est-elle moins la pierre des philtres et des surprises ?

    Quelles réalités me donneront les saveurs que je rêve à ce fruit de l'Inde et des songes, le myrobolan, — ou les couleurs royales dont je pare l'omphax, en ses lointaines gloires ?

    Quelle musique est comparable à la sonorité pure des mots obscurs, ô cyclamor ! Et quelle odeur à tes émanations vierges, ô sanguisorbe !

     

    Nota bene : le texte reproduit ici est celui de l'Idéalisme, imprimé par Monnoyer, le 15 avril 1893. Nous avons corrigé, dans le cinquième paragraphe, vaudrait en voudrait ; dans le sixième s'ébrêchent en s'ébrèchent.

     

    Cet extrait a été trouvé ici :

    http://www.remydegourmont.org/de_rg/oeuvres/idealisme/textes.htm#livresseverbale


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