• Le manège

    Jean-Philippe éteignit son réveil à 6h38. Ainsi qu'il le faisait chaque matin, depuis dix ans. Il aurait pu s'en passer de ce réveil qui était censé sonner à 6h45, mais en fait non. Il lui fallait ce rituel, chaque soir, au coucher. Régler la sonnerie sur 6h45. Il n'aurait pu s'endormir sans cela.

    6h47. Il se leva. Prit sa douche, en sortit à 7h00.

    Il s'habilla méticuleusement – chemise bleue, costume bleu, cravate bleue et descendit boire son café. La cafetière fonctionnait à merveille. A 7h11, elle lui délivrait un café à la température idéale.

    Un coup d’œil sur l'horloge de la cuisine ; il était temps de partir. 7h22.

    Son arrêt de bus était à quelques centaines de mètres de là.

    Il traversa la chaussée. Il fallait marcher à gauche. Ne pas voir les voitures arriver, l'angoissait.

    Les boutiques étaient encore fermées. Il en comptait les devantures. Il y en avait quinze avant l'arrêt de bus. Jean-Philippe regarda sa montre. Son bus serait là dans treize minutes. Tout allait bien ; être à 7h35 devant la boucherie, c'était parfait.

    Mais soudain, il ralentit. Que se passait-il ? La librairie était illuminée. Il voyait le trottoir éclairé par la lumière de la vitrine. Jean-Philippe sentit immédiatement une violente angoisse monter. La librairie était ouverte... Il en cherchait désespérément une raison rationnelle.

    Était-il en retard ? Non, il venait de vérifier l'heure...

    La machinerie matinale bien huilée venait de s'enrayer... Il allait rater son bus, il en était sûr ; il serait en retard ; ses collègues allaient lui faire des remarques, se moquer. Il serait mort de honte. Sa respiration s’accéléra. Il eut comme un vertige, ses yeux s'embrumèrent ; il n'y voyait presque plus. Il aurait voulu disparaître. Il lui fallait disparaître.

     

    Au même instant, il aperçut sur sa gauche une ruelle étroite et sombre qui s’offrit à lui. Il était sauvé ! la raison en déroute, en pleine panique, il voulait fuir ; il s'engouffra dans le boyau sombre et immédiatement, se sentit protégé.

    Il s’arrêta, tentant de retrouver son souffle. Il tremblait et dû s’appuyer sur le mur pour ne pas tomber. Il ferma les yeux.

    Incapable de contrôler ses pensées débridées.

    Et d'un coup, il se revoit trente ans auparavant. Il a huit ans. Il va à l'école. Il marche sur le trottoir. Il doit prendre son bus. Mais son regard est attiré par la vitrine illuminée du magasin de jouet, achalandée pour Noël. Le train électrique de ses rêves circule entre des paysages de carton-pâte peint, garni de charmantes petites maisons aux toits rouges. Il observe les aiguillages, les trains qui se croisent, il est fasciné. Oubliant l'heure. Quand, soudain, il entend le bus passer près de lui ; il l'a raté. Il a raté son bus. Un désespoir énorme s'abat sur lui. Que va-t-il se passer maintenant ? Il lui faut rentrer à la maison. La mort dans l'âme. Il sait trop bien ce qui l'attend. Une mère en furie parce qu'il s’est attardé et a manqué son bus et donc l'école. Quand il arrive chez lui, et ouvre la porte, un déchaînement de fureur l'accueille comme prévu . Sa mère hurle :

    « Incapable de prendre un bus ! » « Incapable d’être à l'heure ! Tu as une montre pourtant ! »

    Une gifle bruyante le fait chanceler.

    « Je ne veux plus te voir. Dehors ! »

    Sa mère avait claqué la porte, le laissant seul à la rue.

    Jean-Philippe avait senti alors un poids de honte et de terreur s'abattre sur lui. Il fallait disparaître. Les voisins ne devaient pas voir qu'il avait été mis à la porte par sa propre mère. Il avait couru se cacher dans une ruelle proche. Accroupi derrière une poubelle, il avait attendu. Il ne savait pas quoi en somme. Il se mit à parler à son père. Son père disparut depuis peu. Ce père magnifique qui savait le protéger de la folie brutale de sa mère. Il lui manquait terriblement. « Papa vient me chercher. J'ai tellement peur de maman... » Il attendit encore longtemps. Il aurait voulu partir disparaître... partir, mais où... Il savait bien que sa mère se calmerait, allait le rechercher. Ce n'est qu'au bout d'une heure qu’il l'avait entendu, en effet, l'appeler au loin. La mort dans l'âme, il s'était levé et avait rejoint la maison...

     

    ...

     

    Quand Jean-Philippe rouvrit les yeux, son regard parcourut machinalement la ruelle.

    Dans un halo indistinct, il aperçut au loin, des arbres ; des voix d'enfants, des cris étouffés semblaient en émerger.Tout paraissait irréel.

    Cette ruelle, il en était certain, n'existait pas. Il connaissait parfaitement l'itinéraire qu'il empruntait tous les jours.

    Il remarqua alors qu'il faisait grand jour ; le soleil brillait généreusement. Il avait donc dû rester là, prostré, pendant quelques heures. Sa montre indiquait 10h30. Il scruta ces chiffres. Il ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Les heures et les minutes semblaient avaient perdu leur pouvoir sur lui. Elles ne signifiaient plus grand chose.

     

    Il sentit que peu à peu, il se calmait ; l’oppression causée par l’événement de ce matin, ce bus qu'il avait raté, s'estompait. Sa respiration s'apaisait. La brume qui avait assourdi son esprit tout à l'heure, se dissipait lentement. Mais il était devenu comme étranger à lui-même.

     

    Jean-Philippe se mit à marcher, dans la ruelle sombre, humide, encombrée de détritus. De hauts murs de briques la bordaient. Il butait parfois sur les pavés inégaux... Il progressait lentement, dans le boyau qui s'éclaircissait peu à peu, aimanté par ce qu'il percevait au bout, le vert des arbres, les cris d'enfants, comme un appel... Au fur et à mesure de son avancée, il sentait ses angoisses diminuer.

    Quelque chose en lui était changé. Il respirait mieux. L'air frais le grisait même. Il se sentait libéré d'un étau qui l’oppressait depuis tant d'années.

     

    Il déboucha dans un parc planté d'arbres gigantesques qui bordaient une pelouse rase où couraient des enfants. Un manège, quelques attractions, de la musique, donnaient à l'ensemble de la gaîté, de la légèreté. Une charmante cacophonie régnait. Jean-Philippe se surprit à sourire. Il se sentit bien là. Il décida de s’asseoir sur un banc. Il ne comprenait rien à ce qui lui arrivait. Son bus manqué, ses collègues, tout lui semblait ne jamais avoir existé.

    Soudain, son regard fut attiré par un enfant et sa mère assis un peu à l'écart, à l'ombre d'un grand chêne.

    Le petit garçon, vêtu d'un costume de marin, tenait un livre dans ses mains mais il regardait les enfants qui jouaient au loin.

    Jean-Philippe lut beaucoup de tristesse sur le petit visage. La mère à ses côtés dégageait une impression de froide rigidité. Elle lisait aussi, en regardant sans cesse sa montre.

    A un moment, le petit garçon fit mine de vouloir descendre du banc. Sa mère l'en empêcha d'un geste ferme. Il recommença, tomba et s’affala de tout son long sur la pelouse. La mère poussa un cri, le releva brutalement, le frappa au visage, épousseta le petit costume bleu, en grondant vigoureusement et intima à l'enfant l'ordre de ne plus bouger. Le petit ne pleurait pas. Il observait toujours les enfants. Son visage reflétait la honte. Puis il fixa son livre, résigné et fit mine de lire en lorgnant avec crainte sa mère, droite sur son banc.

    Jean-Philippe se leva. Ses angoisses avaient totalement disparu.

    Il sentit une vigueur, une assurance nouvelle l'animer. Il ne réfléchit pas; il savait parfaitement ce qu'il devait faire. Maintenant.

    Il marcha vers le banc où l'enfant était assis. Lui prit la main. Écarta vivement la mère qui tentait de s’interposer. Lui intima l'ordre de se taire quand elle se mit à crier. Il dégageait de Jean-Philippe une telle fermeté que la mère se rassit, médusée.

    Le petit se laissa conduire avec confiance par ce grand monsieur qui l'amenait avec tant de douceur sur le manège. Ses yeux brillèrent quand il le porta sur le grand cheval blanc. Jean-Philippe s'assit sur le noir à côté de lui.

    Quand le manège démarra, il enleva sa montre et la jeta très loin.

    L'enfant et lui se regardèrent et se sourirent. Ils se ressemblaient étrangement.

     

     

     

     

     

     

     


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