• Le petit café

    Il y a de la vie là-dedans. C'est comme sous les pierres que l'on retourne : ça grouille, ça s'épanouit là, dans le caché, le sombre, l'humide.

    Je passais devant le petit café, plusieurs fois par jour, quand j'arrivais puis repartais du lycée.

    D'un regard tangente, j'observais les ombres mouvantes à travers le carreau embué, qu'un vieux rideaux jauni et quelques autocollants - Dubonnet, Pschitt orange, n'occultaient pas complètement. Il y avait là des alcooliques avachis au comptoir, des gens de mauvaise vie ; ça fumait, ça disait des insanités, ça riait gras. Du moins, je l'imaginais. J'étais issue de bonne famille et aucun de ses membres n'aurait franchi le seuil de ces enfers.

     

    J'étais en terminale, cette année-là. Je n'avais rien vécu. J'étais une élève modeste, moyenne, convenable, bien éduquée, avec quelques principes - je n'aurais pas bien su dire lesquels d'ailleurs.

    Et je filais droit malgré quelques coups d’œils obliques. J'avais quand même troqué la jupe plissée queue de cheval pour une paire de jeans, des cheveux dénoués et de grosses lunettes à la mode à cette époque. Je m'émancipais.

     

    Et puis cette année-là, il y eut la philo. Je ne garde aucun souvenir ému pour la matière, par contre les cheveux longs du prof, ses regards sombres et ses attitudes informelles ont troublé quelque peu mon adolescence lente à s'exprimer.

    Les remous que M. Tournieff a provoqué ont éveillé chez l'élève sérieuse et bien tenue que j'étais des velléités de dissipation qui ont fini – ô, gloire éphémère, à me faire mettre à la porte de son cours. Je n'avais certes pas opposé une critique virulente à quelques-uns de ses aphorismes... J'avais seulement dû glousser un peu plus fort que les autres en commentant la chemise à carreau ouverte sur son torse poilu. Je n'étais pas peu fière de l'entendre prononcer mon nom suivi d'un « à la porte » péremptoire. J'étais remarquée, extirpée du lot. Je sortis la tête haute et passai le reste de l'heure de cours dans les porte-manteaux du couloir, ne sachant pas bien si je devais montrer ou cacher mon infamie aux rares élèves ou profs qui passaient par là.

     

    La révolution majeure de cette année fut le franchissement de la porte des enfers. Après une heure de cours sur Socrate, M. Tournieff nous emmena au petit café. Je ne me souviens plus très bien en quel honneur je faisais partie de la cohorte des élues qui l'accompagnaient là-bas, au motif de philosopher moderne. Bref, ce ne fut pas sans fierté sinon sans appréhension que j'entrai dans l'antre malfamée si décriée par moi-même quelques instant plus tôt.

     

    Le café était sombre, à peine éclairé par des néons vieillissants au-dessus des miroirs du bar et encombré de deux flippers où quelques boutonneux échappés eux aussi du lycée poussaient de grands « han » à essayer de faire remonter sur un plan incliné une boule qui roulait obstinément vers le bas. On met son énergie où on peut. Un juke-box jouait un air dont on devinait difficilement la mélodie tant le brouhaha de la cambuse était dense. Peut-être « C'était bien chez Laurette ». La patronne à l’œil fatigué qui essuyait ses verres derrière le comptoir ne s'appelait sûrement pas Laurette, en tout cas elle n'avait pas l'air attendri et maternel que le chanteur prêtait à l’héroïne de la chanson.Je faisais l'indifférente, l'habituée mais je ne me sentais pas à l'aise dans ce hammam occidental qui puait la cigarette, la bière et où des hommes, des habitués sans doute, accompagnaient de grands rires les regards poisseux qu'ils jetaient sur le cortège des jeunes et fraîches lycéennes qui suivaient docilement leur prof.

     

    Au fond de la pièce il y avait une minuscule véranda abritant deux petites tables. Nous les rassemblâmes et chacune de nous essaya de s’asseoir, au hasard, le plus près de Monsieur Tournieff. On n'avait pas osé la bière, alors c'était diabolo menthe ou lait fraise, et certaines filles fumaient avec le prof, l'écoutaient béatement. On riait aussi. On était fières. Peu à peu, je me laissais aller à cette atmosphère où l’alcool, la fumée, les éclats de voix des clients bavards, les silences des désabusés, les rires, les tables fatiguées, les néons clignotants, formaient un univers qui m'était étranger mais auquel à cet instant j'étais bien aise d'appartenir ; je me sentais faire partie de cette forme de vie immédiate, éphémère et ça faisait du bien – petite parenthèse dans un monde trop convenu.

     

     

     

     

     

     

     


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